Un phénomène curieux se produit, de nos jours, au cœur des  conceptions idéologiques des hommes et des femmes de droite  (conservateurs ou libéraux) : il faut absolument (et assez curieusement)  à l’encontre de l’idéologie victimaire qu’ils sont censés exécrés, se  poser en « martyrs » de la « bien-pensance » ou de ce qu’ils désignent  encore sous l’expression « politiquement correct ». C’est dire  qu’aujourd’hui, ces simples incantations agrémentées de sarcasmes  suffisent, plus encore qu’une série d’arguments, à former et à emporter  l’adhésion, (pour peu que vous soyez disposés à accepter les prémisses  et les implications des postulats de la droite).
 Soyons plus spécifique et suivons le sociologue Jean-Pierre Garnier, qui explicite cette doxa de manière fort savoureuse : Le  principe en est simple : s’affirmer résolument à contre-courant des  « idées reçues », des « modes », du « politiquement correct »,  généralement identifiés aux « visions erronées » qui ont cours sur la  scène médiatique ou politicienne, avant d’asséner avec gravité d’autres  poncifs tout aussi conformes à l’idéologie dominante dont ils ne  constituent qu’une variante savante.[1] » Une proposition qu’un éditorialiste comme Eric Zemmour pourrait probablement méditer avec sagesse
 Il semble évident qu’aujourd’hui, les discours sur la délinquance  ou la pauvreté sont assez friands de ce genre de procédés. Il serait  futile (voire imbécile !) de rechercher des causes sociologiques,  économiques à des phénomènes sociaux comme la déviance ou la précarité,  car ce serait là pure manœuvre idéologique destinée à « excuser » ou à  « déresponsabiliser ». Ainsi, comme le disait Herber Spencer à  l’encontre des pauvres : « la sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu’elle a commises[2] ».
 L’économiste Frédéric Lordon, critiquant au passage la conversion  de la gauche d’alternance à ces conceptions (anéantissant au passage  l’idée d’une pensée unique « gauchiste »), explique la paresse  intellectuelle au cœur de ce type de discours : « Cédant à  toutes les forces de l’air du temps et rejoignant la droite dans cette  aberration mentale qui se refuse à considérer que comprendre et juger  demeurent des opérations intellectuelles absolument hétérogènes, que  rendre intelligible n’est synonyme d’absoudre que pour des esprits  obtus, la social-démocratie à la française a donc pris le mors aux dents  et décidé que l’insécurité était un fait social à combattre et non à  comprendre. Regardés comme des manifestations aberrantes mais  autosuffisantes, surtout pas symptômes d’autre chose, les actes de  violence anomique sont de purs surgissements sans cause, rejetés dans la  catégorie d’un mal absolument ineffable – ce n’est plus d’une police  qu’ils sont justiciables mais d’un corps d’exorcistes[3]. »
 N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui, face à ces phénomènes sérieux,  nous sommes sommés de prendre une posture viriliste, moralisante et  psychologisante, et qu’à défaut, l’invective ou le mépris tendront  rapidement à se manifester au cœur du débat public ? Symétriquement,  dirons certains, la tendance à réduire les diverses conceptions  droitières à de purs et simples avatars du « fascisme » ont permis de  construire ce type de « réactions ». S’il est probable que ces  excès ont pu nourrir ces nouveau discours, je souhaiterais pointer la  dangerosité qui réside au cœur de la critique de la « bien-pensance » et  du « politiquement correct ». En effet, n’est-elle pas en train  d’aboutir à une forme de « terrorisme intellectuel » avec ses propres  effets de censure (probablement le produit d’une forme d’usure de la  critique de gauche et l’affaiblissement de son impact sur le monde ?) et  ses injonctions idéologiques ?
 Ensuite, et en lien avec ce qui précède, ne peut-on pas noter  finalement une analogie formelle entre ce qu’on appelle aujourd’hui la  critique du « politiquement correct » et la critique de l’« idéologie  dominante » ? Historiquement, nous savons que la critique de l’idéologie  dominante est plutôt un concept utilisé au sein de la gauche radicale  (marxiste, anarchiste, etc.) indiquant que les idées dominantes sont, en  dernière instance, celles qui légitiment le mode de production  capitaliste[4].
 La question pourrait donc être la suivante : comment est-on passé  d’une critique « de gauche » de l’idéologie dominante, à la  réappropriation droitière de ce concept sous une nouvelle étiquette aux  contours flous : « le politiquement correct » ?
 Est-ce à dire que la réalité elle-même à changé, que la domination  capitaliste a disparu et que nous vivons au pays des soviets ? Est-ce  lié, comme indiqué plus haut, à l’affaiblissement de la critique de  cette domination et à l’absence de perspective ouverte par celle-là ? Ou  est-ce lié à une stratégie intellectuelle sur le mode gramscien  d’hégémonie culturelle de la part de la droite ?
 Si l’on peut raisonnablement écarter la première possibilité et tenir pour évidente la seconde tant ce phénomène est documenté[5], qu’en est-il de la troisième question ?
 De ce point de vue, Serge Halimi et Alain Bihr ont bien analysé les  conditions d’émergence de ce discours et les formes qu’il empruntait.  C’est pourquoi nous pouvons avancer avec ce dernier, et à titre  d’hypothèse, que le discours sur la « bien-pensance » et le  « politiquement correct » constitue une des manifestations de la  novlangue contemporaine, c’est-à-dire schématiquement : « la  mise en circulation, par de multiples biais, parmi lesquels comptent  évidemment au premier chef les médias, d’un langage spécifique : des  mots, des expressions, des tournures de phrase, etc., progressivement  passés dans le langage courant. Ce langage est destiné, selon le cas, à  faire accepter le monde tel que les intérêts de la classe dominante le  façonnent en gros comme dans le détail ; ou à désarmer ceux qui auraient  tout intérêt à lutter contre ce monde pour en faire advenir un autre,  en le rendant incompréhensible, en répandant un épais brouillant sur les  rapports sociaux qui le structurent et qui en déterminent le cours ; ou  tout simplement encore en rendant inutilisable tout autre langage,  d’emblée critique à l’égard du monde existant. [6] »
 N’est-il pas évident, pour reprendre l’exemple évoqué ci-avant, que  le discours moralisateur, répressif et psychologisant en matière de  délinquance, sous couvert de lutte contre la « bien-pensance », voile  objectivement le racisme (anti-pauvres), les mutations de l’Etat social  en Etat pénal (ou libéral-policier selon les termes de Lordon) et  social-actif, la ségrégation socio-spatiale, ou encore la domination  capitaliste, etc. ? C’est ainsi que Loïc Wacquant dans : « Punishing the Poor  « démontre que l’État néolibéral (…) lors même qu’il embrasse le  « laissez faire et laissez passer » en haut, en relâchant les  contraintes qui pèsent sur le capital et en élargissant les chances de  vie dont jouissent les détenteurs de capitaux économiques et  culturelles, il n’est rien moins que « laissez faire » au bas de  l’échelle sociale. De fait, lorsqu’il s’agit de gérer les turbulences  sociales générées par la dérégulation et d’imposer la discipline du  travail précaire, le nouveau Léviathan se révèle être farouchement  interventionniste, dominateur et dispendieux. La touche légère des  inclinaisons libertaires qui s’adressent aux classes supérieures fait  place à un activisme brutal et autoritaire visant à diriger, voire à  dicter, les comportements des membres des classes inférieures. Le « small government » dans le registre économique trouve son prolongement et son complément dans le « big government  »sur le double front du workfare et de la justice criminelle.[7] »
  par          
           
[2] SPENCER Herbert, L’individu contre l’Etat, 1885.
 [4]Pour de plus amples développements sur la question, lire l’ouvrage d’Isabelle Garo, L’Idéologie, la pensée embarquée, La Fabrique, Paris, février 2009.
 [5]  Par exemple, on peut lire avec intérêt le monumental ouvrage de Luc  Boltanski et Eve Chiappello : « Le nouvel esprit du  capitalisme ». Paris, Gallimard, 1999.
  
